Minimalisme / Avant-garde / No wave (États-Unis)
Rhys Chatham est un compositeur multi-instrumentiste américain dont la musique symbolise bien certains tournants qu’a entrepris la musique rock dans les années 70 & 80. Urbaine et avant-gardiste, elle présente l’esprit d’une époque et la volonté d’expérimenter, notamment sur les bases de l’art minimaliste de Tony Conrad, Charlemagne Palestine et La Monte Young (Chatham fut son accordeur de piano).
Si le coffret rétrospectif ici chroniqué comprend une des premières œuvres de Chatham, ‘Two Gongs’ (1971, mais enregistrée en 1988/9), c’est sa démarche face à l’explosion punk qui m’intéresse davantage : l’artiste élabore à sa façon les fondements de la no wave, le subconscient en négatif de la new wave, davantage portée vers (et par) de nouveaux horizons soniques.
Rhys Chatham y ajoute l’expérience des textures et des fréquences, la chirurgie microtonale, la science des harmonies comme du bruit, la maîtrise de la résonance et l’expertise rythmique. Et son art de créer un univers d’évasion onirique à partir de tous ces éléments demeure une source d’intérêt décisive pour ce blog.
Le coffret se décompose comme suit :
CD 1 : ‘Two Gongs’, durant un tout petit peu plus d’une heure, se rapproche davantage de l’expérience auditive (et bien sûr, scénique). La prise fut réalisée en concert (hiver 88), mais l’œuvre fut composée en 71. Témoignage de travaux plus anciens, cette épopée éprouvante est construite par les entrechocs continus de deux grands gongs chinois (il y a néanmoins des pauses et des accalmies). L’idée n’était pas à l’improvisation mais de composer quelque chose permettant de laisser résonner librement les harmonies de ces instruments, tout en maîtrisant, calibrant les frappes.
Le résultat est assez sauvage, rappelant la force du vent, voire d’une tempête, dont le mugissement se réverbère dans l’espace. On pense également à des vrombissements de machines aériennes, tout autant terrifiantes. Par ailleurs, Chatham avait remarqué que les sons émis par ce type d’instrument se rapprochaient de ses travaux de musique électronique. Et il faut reconnaître, à l’écoute de ‘Two Gongs’ que ce lien n’est pas infondé. Aussi, notons tout de même la présence d’un certain beat très irrégulier (pulsation ? respiration ?) ; la mise en valeur des résonances ne doit pas nous faire oublier que les gongs sont des instruments à percussion.
Si ‘Two Gongs’ peut sembler étranger au reste du coffret, elle servit de base à Chatham pour certains de ses travaux guitaristiques à venir, notamment en termes d’harmonies et de résonnance, d’énergie et d’intensité. Je pense néanmoins que si vous n’êtes pas dans le trip pour écouter ce genre de sons pendant une heure, vous risquez de trouver le temps bien long. Cela étant, ‘Two Gongs’ est une expérience sonique à vivre.
Tracklist :
1. ‘Two Gongs’ (1971/1989)
Note : 4/6
CD 2 : le deuxième disque est établi à partir de l’album Die Donnergötter (1987). La pièce majeure est bien sûr le morceau titre, œuvre post-punk redoutable, électrisante, un canon du genre. Elle met en exergue l’érudition, le soin et l’intellectualisme propre au mouvement, tout en gardant une véritable urgence (et une élégance très américaine), rendant le titre plutôt efficace malgré ses 22 minutes. J’en ai toujours gardé un très bon souvenir, tant son aura est marquante.
Le deuxième morceau, ‘Waterloo, No 2’ est principalement axé sur des motifs de trompette, plus ou moins malmenés. À partir de 1983, Rhys Chatham se consacre à l’apprentissage de cet instrument. Le titre est influencé de musique militaire/martiale et de ses travaux avec le chorégraphe Yves Musard (Rhys Chatham parvient à cerner le pont entre les arts, dans une vision globale). Le titre est assez curieux, et même si les modulations du motif semblent apporter à chaque fois quelque chose, l’ennui peut gagner l’auditeur.
‘Drastic Classicism’ est encore un témoignage de l’ambiance new-yorkaise d’époque (la ville étant aussi un berceau du post-punk intellectuel), mais aussi de la vision globale de Chatham sur l’art ; il collabore ici avec Karole Armitage, danseuse. Rhys Chatham a un vrai background de travail avec le monde de la chorégraphie, comme des arts visuels. C’est aussi ce qui donne à sa musique force et intérêt. La pièce est créée pour 4 guitares électriques, une basse et une batterie, et reste un support pour le post-punk et le noise rock. Le résultat est très sauvage, et fut joué, plus que puissamment, à l’époque. Le morceau était accompagné sur scène des chorés de Karole Armitage, et eut un impact sur les milieux de la danse européen et américain.
Le quatrième morceau, ‘Guitar Trio’, est plus calme et linéaire, latent, entretenant des lignes tendues de guitares électriques. Un morceau qui semble assez simple mais qui garde une vraie dynamique envoûtante. Ce travail de communion entre guitares n’est pas voué à réellement « décoller » proprement dit. Du coup, il sert ici de contraste à un ‘Die Donnergötter’, dans un autre registre, plus percutant. La composition est plutôt emblématique et est également célèbre pour avoir été interprétée avec Glenn Branca, autre illustre icône de la no wave.
Enfin, ‘Massacre on MacDougal Street’, pièce de près de 20 minutes, met en avant les textures de trompettes agitées, soutenues par une batterie tribale. Une cacophonie réglée, nous permettant de ressentir une forme de stress urbain.
Tracklist :
1. ‘Die Donnergötter’ (1985/1986)
2. ‘Waterloo, No 2’ (1986)
3. ‘Drastic Classicism’ (1982)
4. ‘Guitar Trio’ (1977/1982)
5. ‘Massacre On MacDougal Street’ (1982)
Note : 5/6
CD 3 : An Angel Moves Too Fast To See (composé en 1989). Bruissements, échos, scintillements… cette longue et intense suite semble décrire le passage d’un ange dans une ville contemporaine en clair-obscur. Rhys Chatham s’accompagne ici d’une armée de 100 guitares (!), se permettant un pari aussi surprenant que réussi. Ces nombreux instruments sont soutenus par le bassiste Ernie Brooks et le batteur des Swans Jonathan Kane. La pièce An Angel Moves Too Fast To See n’est pas uniquement affaire de style et d’expérimentation, mais aussi de magie et… de poésie ; le titre est celui d’un poème de Leopold Zappler, avec qui Rhys Chatham avait déjà travaillé.
An Angel Moves Too Fast To See propose une musique tonique et élégante, qui garde un côté réellement imposant, tout en maîtrisant une fluidité agréable et une brillance de son. Le travail sur les atmosphères qui en résulte est merveilleux, l’auditeur se rendant compte de l’univers qui s’ouvre à lui, tantôt énergisant, tantôt intrigant, tantôt inquiétant (notamment sur ‘No Tress Left…’). Il symbolise un peu à sa manière l’infini en musique. An Angel Moves Too Fast To See est une référence pour l’originalité et la maîtrise de son défi, mais surtout (j’insiste dessus) pour le rendu saisissant qui en résulte. Le genre de « truc » que je t’attends du 4ème art.
Note : On sent la pertinence d’avoir lié au coffret l’œuvre ‘Two Gongs’, quand on voit le travail réalisé aux niveaux de la résonance, de la réverbération du son. Les nappes sont générées à plusieurs niveaux, et je dirais que cela préfigure un peu certaines dynamiques shoegazing.
Tracklist :
1. ‘Prelude’
2. ‘Intro’
3. ‘Allegro’
4. ‘No Trees Left: Every Blade Of Grass Is Screaming’
5. ‘Adagio’
Note : 6/6
Conclusions :
Un bien bel objet. J’ai toujours trouvé l’artwork magnifique, avec son enrobage brillant et hypnotique, à l’image de sa musique. Le coffret trône d’ailleurs fièrement dans mon étagère depuis de nombreuses années déjà. Le livret ressemble davantage à un livre qu’à un booklet classique, présentant le contexte et les explications de Rhys Chatham sur chacune des œuvres exposées ici.
‘Two Gongs’ semble plus adapté pour les mélomanes avides d’expériences soniques nouvelles et plus ou moins fondatrices. Le deuxième disque, tournant autour de ‘Die Donnergötter’ plaira davantage aux fans de réflexions post-punk. Enfin, le troisième disque, de loin mon favori, semble le plus accessible, pour sa poésie musicale, et sera probablement apprécié par le plus grand nombre.
La musique de Chatham se confronte aussi à l’expérience de la scène, et devient souvent une performance live. Cela est clair sur Two Gongs, enregistré sur scène, et sur An Angel Moves Too Fast To See qui donna lieu à des représentations épiques (le mur de 100 guitares, imaginez). Enfin, on pense également à ‘Drastic Classicism’, qui mêle les mouvements de la musique à ceux de la chorégraphie.
Smart et esthétique, libre et rigoureuse, directe et complexe, érudite et spontanée, coincée dans les corridors du temps… telle est la musique électrisante de Rhys Chatham, présentée ici dans ce coffret bleu argenté. Un objet séduisant proposant les vues séminales et jusqu’au-boutistes d’un artiste émérite. Et une nouvelle définition de ce qu’est la musique contemporaine.
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