Expérimental / Jazz Rock (U.S.A.)
Uncle Meat est un album tournant dans la carrière de Zappa, puisqu’il met en orbite ses expérimentations futures et sa dynamique crossover pour les albums à venir. Certes, avec Lumpy Gravy, l’artiste s’était déjà engagé dans des sentiers aventureux, et certains morceaux, dès son premier disque, montrait nettement l’instinct expérimental de Zappa. Mais Uncle Meat semble servir mieux que tout autre album de pivot dans sa discographie, résolument avant-gardiste.
Historiquement, cet album, (quasi) intégralement instrumental, est en fait l’excroissance bien réelle d’un film documentaire sur les Mothers qui n’a jamais pu être réalisé en ce temps. Le lien cinéma-musique est chez Zappa très important, que ce soit au niveau même de la dynamique de certaines de ses compos, ou de sa volonté de mettre en place un film. L’aspect B.O. se retrouve également bien dans Uncle Meat, et ce n’est donc finalement pas une surprise.
Uncle Meat ressemble à un véritable album fourre-tout où se croisent et s’entrecroisent, se rencontrent et se télescopent, fusionnent, pop, blues et rock, jazz Nouvelle-Orléans et free jazz, cultures classique et contemporaine, nostalgie doo-wop, avant-gardisme effronté et assassin, enregistrements live et studio, spontanéité brute et technologie d’époque, travaux sur bandes magnétiques, sur percussions, sous fond d’héritage Varese… Les instruments, guitares, claviers, percussions (marimba et vibraphone) s’en donnent à cœur joie dans cette basse-cour sonore oblique, overdubée et non conventionnelle.
Le résultat est à la fois intrigant et difficile d’accès pour les premières écoutes. En fait, c’est typiquement le genre de disque qui nous fait plonger dans les entrailles spirituelles de l’artiste et de ses délires intérieurs bien conscients régurgités en toute liberté. Ainsi, il s’agit d’un disque personnel à la fois pour ce qu’il présente de façon un peu élitiste, et aussi pour le parcours général de Zappa. Deux bons points d’importance pour Uncle Meat.
Le line-up participe à l’élaboration de textures dominées par les bois et les cuivres, sur lesquelles s’exercent notamment orgue électrique, piano et clavecin, appuyés par des percussions s’entrechoquant comme des osselets. Un démembrement, une déconstruction musicale un peu effrayante… Mais ce disque marque justement, avec les deux suivants, la fin des Mothers première mouture (on note aussi les premiers pas de Ruth Romanoff, fondamentale à bien des égards pour la personnalité sonore de Zappa…) Un album de transition donc mais pas seulement, album en soi très apprécié, enfin plutôt vénéré, souvent…
Si je devais tirer quelques morceaux d’importance, je penserais au titre d’ouverture, thème principal mémorable, présentant déjà des textures notables, et aux variations de l’Oncle Viande ; ‘Nine Types of Industrial Pollution’, forme de jazz blues acoustique malmené par des percussions désinvoltes en background ; ‘The Legend of the Golden Arches’, construction musicale davantage baroque ; ‘Ian Underwood Whips It Out’, dans lequel le protagoniste présente sa rencontre avec Zappa en studio, avant de partir dans une impro free exquise et incontrôlable, jouée en live à Copenhague ; la sensibilité pop de ‘Mr. Green Genes’, dont on rencontrera le fils dans Hot Rats, dès lors beaucoup plus jazz évidemment ; la mélodie surannée et doo wop de ‘The Air’…
Bon, je ne saurais oublier les variations de Dog Breath, moments phare du disque, même si je suis moins impressionné par ses manipulations sonores et mélodiques (les voix en accéléré, bof). Je préfère la suite thématique ‘King Kong’, et ses variations chaleureuses de jazz explosif, autour de 22 minutes en tout. C’est un peu le feu d’artifice de l’album et l’on regrette que l’édition CD ajoute en bonus des répliques du film (et cette chanson nullarde ‘Tengo Na Minchia Tanta’), juste avant ces moments de bonheur cuivrés, impétueux et dynamités. Après, chacun ira y trouver son bonheur personnel, mais mis à part l’apparition de Suzy Creamcheese et quelques blagues potaches, on a fait rapidement ici le tour de cet imposant (double) disque.
Paradoxalement, on pourra se demander si ce double disque ne manquerait pas de générosité. Le disque donne beaucoup, dans tous les sens, mais cette musique restant souvent impénétrable, notamment aux premiers abords, laissant un sentiment étrange. Ce disque est une provocation, mais avec de bases musicales solides, et un challenge pour l’auditeur, sommé de s’investir dans ces chemins organiques et scabreux. Uncle Meat reste en tout et pour tout l’un des fondements de la carrière de Zappa, de ses réflexions, de ses vues et perspectives artistiques. Une aventure stimulante et ambitieuse, qui finalement n’en est encore qu’à ses débuts…
Note : 4,5/6
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire